exposition en duo / passée

Isn't it good to be lost in the wood

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Interview croisée avec Pierre Ardouvin, Przemek Matecki
et Estera Tajber, commissaire d’exposition
Par Viviana Birolli

Les oeuvres que vous exposez à la Progress Gallery tirent leur source – leur support et leur matière première – d’un geste de prélèvement, qu’il s’agisse de cartes postales ou de découpes de magazines. Quelle valeur attribuez-vous à ces “restes” du réel et qu’est-ce qui vous a poussé à vous en emparer ? Ce même geste de prélèvement peut d’autre part relever d’intentions et de buts différents: il peut s’agir d’un acte de sauvetage, de parasitage, de vandalisme ou d’appropriation d’images déjà existantes.

Ardouvin: J’utilise des cartes postales pour cette série et pour des découpages peints, car ce sont des images qui portent en elles cette idée de souvenir, de mémoire à la fois collective et intime qui m’est chère. Sur ces supports, j’interviens par un geste de collage, de détournement et de parasitage qui au final produit une nouvelle image: une image qui, à son tour, véhicule une dimension d’étrangeté, comme les images produites par association lors des états de rêverie. Il y a aussi l’idée de la retouche: normalement la retouche intervient pour cacher un défaut ou embellir la réalité, tandis que là c’est comme si l’image contenait sa propre bizarrerie que la retouche viendrait révéler.

Matecki: J’appelle mes travaux sur papier “croquis à l’huile”, même s’il ne s’agit pas de croquis au sens littéral du terme, puisque je ne les transfère pas sur toile. C’est de ces croquis que je “prélève” mes sources. Les images qui en résultent sont très universelles – tout ce dont vous parlez est dedans : l’appropriation, la correction, le vandalisme. Je cherche à créer des pièces qui me satisfont de la manière la plus simple possible: souvent, renverser quelque chose me suffit.

Dans votre travail vous piochez volontiers dans la culture populaire pour détourner et questionner les codes, les stéréotypes et les automatismes d’un imaginaire collectif et, en même temps, d’une mythologie individuelle. Comment appréhendez-vous ces imaginaires et ce lien entre dimensions individuelle et collective ?

Ardouvin: Je pense que les histoires, qu’elles soient individuelles ou collectives, sont en quelque sorte des récits inextricables.

Matecki: Tout ce que j’aborde, je le traite de façon abstraite: les images dont je me sers sont souvent très connues et reconnaissables, mais leur sens, leur contenu immédiat et l’histoire qu’elles racontent ne m’intéressent pas. Je ne m’en soucie pas: il s’agit là d’un piège visuel. Je n’essaie pas de deviner ce qu’un visiteur peut penser lorsqu’il voit Marilyn Monroe. Il la voit, c’est tout. Dans mon travail, au contraire, j’essaie sans cesse de me libérer, de libérer la peinture et les images. Ce renvoi automatique d’une image à un objet ou à une personne doit pouvoir être renversé : en simplifiant, il doit par exemple être possible de peindre une tâche abstraite et d’y voir un cerveau humain, ou autre chose. L’art doit être universel.

Un autre point commun réside dans l’idée de stratification de couches, qui recouvre un champ conceptuel allant du photomontage au collage, en passant par le truquage et la perversion des images par des moyens picturaux. A l’origine de ce vaste champ d’opérations on peut supposer deux figures, le monstre et le mirage: à savoir quelque chose qui apparaît et, par sa propre existence, pervertit l’ordre établi de la vision et du souvenir.
Comment procédez-vous dans la construction de ces images “doubles” et quel est votre monstre ou votre mirage ?

Ardouvin: Dans les Etudes pour les Ecrans de veille, les images viennent des images par association et ne sont pas à proprement dire des souvenirs. Il y a comme une sorte d’écoulement d’une image dans l’autre: comme deux mondes, l’un en surface et l’autre souterrain, qu’il s’agisse d’une caverne, d’un lac ou de l’image renversée d’un animal transformé en chimère, comme des hallucinations. Dans les Inclusions c’est diffèrent, car l’image entretient un rapport d’échelle avec l’insecte au centre, souvent un papillon comme dans le test de Rorschach. Il y a donc une autre forme de monstruosité, mais il y a aussi le fait qu’il s’agisse d’inclusions, puisque et l’image et l’insecte sont pris dans la résine et font bloc, à l’image des fossiles dans l’ambre.

Matecki: La construction de ces travaux part d’une impulsion : sans élan créatif les magazines ne sont rien d’autre que des magazines. C’est cette impulsion à la création qui me permet de les utiliser pour faire de l’art. La première chose, c’est de prendre de la distance par rapport à ce que l’on voit. Pendant des années j’ai fouillé dans les poubelles : je ne cherchais rien en particulier, mais j’ai beaucoup trouvé. J’ai créé de l’art à partir de ça. Quant à mon monstre, c’est MOI-MEME, mes réactions par rapport à ce que je vois. La destruction et la stratification des images sont le reflet de ce qui se passe sans cesse dans ma tête, dans mon estomac, jour et nuit.

Le registre temporel et médiatique implicite dans les supports dont vous vous emparez est profondément différent: confidentiel et vintage dans le cas des Etudes pour les Ecrans de veille de Pierre Ardouvin, destiné au plus large public et dépendant d’une actualité immédiate dans le cas des magazines de Przemek Matecki. Comment cette relation au temps s’explicite-elle dans votre travail ?

Ardouvin: Les images sont une multitude très vite intemporelle, ce qui diffère c’est leur nature et le choix qu’on fait dans cette multitude. Les cartes postales que je choisis sont, par leur sujet, des images figées, comme hors du temps : ce sont des images de lieux singuliers qui, toutefois, semblent irréels. Elles évoquent un passé comme revisité.

Matecki: Le temps est l’un des facteurs qui influencent le plus notre réception de l’art: je deviens de plus en plus conscient de la signification du temps. Les journaux et les magazines sont l’un des signes les plus évidents d’une époque, ils sont le portrait ostensible de notre civilisation – de comment on s’habille, de que l’on mange et ce dont l’on discute. Les preuves en sont innombrables et se retrouvent partout – dans la poubelle, dans les cafés et les librairies. Certaines personnes les jettent, d’autres les collectionnent, d’autres recoupent et conservent les pages ou les articles les plus marquants. D’autres encore se torchent le cul avec. Il s’agit là d’un matériel très versatile et d’un signe très important des temps. J’aime la nature quotidienne des magazines, leur préservation illusoire du temps, comme l’éclat d’un flash s’arrêtant ici et là.

Pierre Ardouvin est français, Przemyslaw Matecki polonais. Cette rencontre de cultures est-elle visible dans le dialogue que tissent vos oeuvres ou dans le regard que vous portez l’un sur l’oeuvre de l’autre ?

Ardouvin: J’ai tout de suite aimé le travail de Przemyslaw Matecki, son intervention très directe sur ces images glossy inaccessibles et sophistiquées. C’est pourquoi j’ai accepté ce projet avec plaisir. Je suis curieux de voir ce que ça va donner ensemble.

Matecki: Je travaille seul, complètement seul. Je veux que mes travaux soient assez universels pour que les autres puissent en tirer quelque chose – les carrés, les rectangles avec lesquels l’on bâtit une maison, par exemple. Notre rencontre a été inattendue, c’est pourquoi elle m’a tout de suite intéressé. Pendant quelques années j’ai collaboré avec quelques collègues peintres: la création “random” de tableaux à plusieurs mains est fascinante, car elle présente beaucoup d’écueils contre lesquels on peut buter.

Pierre Ardouvin, les Etudes pour écran de veille ne sont qu’une petite partie de votre recherche. Quel lien cette série entretient avec le reste de votre oeuvre ?

Ardouvin: J’ai toujours utilisé des images détournées ou retouchées, comme par exemple avec la série des paysages 3D. Ce travail sur les cartes postales est passé par différentes phases et a débouché sur la série Ecrans de veille, de grands formats imprimés sur toile et recouverts de résine et de paillettes. Le titre Ecrans de veille fait bien sûr référence aux images générées automatiquement par les ordinateurs en veille, mais c’est aussi une allusion au surréalisme, au sommeil hypnotique et à l’écriture automatique pratiqués par ce mouvement.

Przemek Matecki, la composante séductrice qui caractérise vos images de départ implique toujours un revers dérisoire, voire critique. Quelles sont la genèse et l’intention primaire de ces gestes de détournement ?

Matecki: Je suis un peintre et, comme beaucoup d’autres artistes, je suis attiré par l’éclat des images, par ce moment où, par une étincelle de la pensée, un tableau et une image prennent forme. La genèse de ma pensée sur les images est plutôt longue et laborieuse: concrètement, il s’agit de travailler sur les images tout en en restant extérieur, dans une position qui me permet de voir et de sentir davantage. Souvent, toutefois, je me concentre tellement sur une peinture que je deviens une partie d’elle: les travaux que je peins sont alors concentrés sur la surface et la couleur. Les actes de diversion sont pour moi une manière de dépasser les pratiques de l’avant-garde et leur héritage, auquel je suis profondément lié. Cela dit, tout mon art est en essence le fruit de ma personnalité, il suit le fil d’une inspiration que je ne peux pas influencer et qui est partiellement inconsciente. Dans mon travail, la création d’une nouvelle image implique toujours la destruction de celle que je connaissais déjà : je travaille en marge des images ou directement sur elles. Comme me disait récemment un ami peintre, il faut haïr la peinture pour peindre des oeuvres importantes.

Dans le projet Isn’t it good to be lost in the wood, la figure du commissaire et la mise en espace qu’il a suggéré jouent un rôle central dans la construction du dialogue entre deux pratiques artistiques et deux cultures. Comment l’articulation spatiale spécifique introduite par cette installation/scénographie influence la lecture de vos oeuvres et leur dialogue ?

Matecki: Beaucoup de croquis préparatoires pour ce projet se basaient sur l’idée de détacher les oeuvres d’art des murs, en dessinant une architecture appropriée pour ces travaux. L’idée était de rapprocher le visiteur des oeuvres, pour qu’il soit amené à se concentrer sur chaque pièce et non sur l’exposition et le lieu dans son ensemble. C’est en contournant chaque coin que l’on découvre de nouveaux travaux: c’est un peu comme feuilleter les pages d’un magazine. Ainsi, chaque visiteur peut dessiner dans sa tête son image personnelle de notre travail, tandis que l’espace façonne une scène ouverte, évoquant l’idée d’un mouvement continuel.

Estera Tajber: La mise en espace de l’exposition s’inspire de la forêt, un concept qui m’intéresse tout particulièrement en raison de la duplicité d’images symboliques qu’il évoque: à la fois espace de liberté enivrante et labyrinthe étriqué, possiblement dangereux. Dans la construction de l’installation accueillant les oeuvres de Pierre Ardouvin et Przemek Matecki, j’ai choisi d’utiliser ces images polysémiques comme métaphore et symbole de notre condition actuelle: les colonnes qui rythment l’espace évoquent une forêt urbaine dans laquelle les oeuvres se rencontreraient de façon inattendue, engendrant une multiplicité de situations et de dialogues possibles.

œuvres exposées / przemek matecki

œuvres exposées / pierre ardouvin

vue de l’exposition

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